La fête des lanternes à Yanshui

Une fête issue des traditions chinoises importées sur Taiwan, et poussée à l'extrême dans l'utilisation des feux d'artifices

Une fête issue des traditions chinoises importées sur Taiwan, et poussée à l'extrême dans l'utilisation des feux d'artifices.

 

Ce soir, jour de pleine lune et deux semaines après le premier jour de l'année du calendrier lunaire, sont illuminées toutes les lumières installées à l'occasion de la Fête des lanternes. En ce quatorzième jour de la nouvelle année chinoise, cette fête est un véritable festival de lumières : des lanternes rouges suspendues le long des rues, aux toits des temples, des maisons voire des commerces. Toutes les formes sont permises, des plus traditionnelles lampes rouges, aux plus plus modernes représentant des personnages de mangas japonais. Les écoliers des écoles maternelles et primaires se sont même mis de la partie, en fabriquant ce jour-là leur propre lanterne, qu'ils pourront utiliser le soir même grâce à une bougie fixée dans une boîte en carton, le tout tenu par une baguette de bois. A côté de cette illumination de lanternes, appelée le hua deng, une autre tradition reste tout autant synonyme de la Fête des lanternes : le tian deng, par lequel toujours les fameuses lanternes, mais de toutes dimensions et remplies d'air chaud, s'envolent dans le ciel en emportant le voeu que vous aurez formulé au préalable.

Des pétards bien préparés et surtout nombreux!!

Pour compléter ces célébrations, il faut bien évidemment les accompagner d'une spécialité culinaire : ce sont les tang yuan, petites boules roses, blanches ou oranges à base de farine et de sucre que l'on mange dans une soupe salée ou sucrée. La préparation des tang yuan est traditionnellement prétexte à se réunir autour d'une table pour rouler ces petites boules, de la manière la plus ronde possible. Car cette Fête des Lanternes marque la fin des célébrations du Nouvel an chinois, la fête familiale par excellence, et ce qui est rond symbolise l'unité, la famille.

 

Mais tout ce tableau visuel et gustatif ne serait pas complet sans les pétards et feux d'artifice, tirés tout au long des festivités du Nouvel an chinois.

Il est un lieu, en particulier, célèbre à Taiwan pour ses feux d'artifice : Yan-shui, une petite ville au Sud de l'île, vers l'ancienne capitale historique de Tainan. Et lorsqu'on parle de feux d'artifice, le mot est faible : ici, il s'agit de feng pao, mot à mot de " feux d'artifice abeilles ". Chaque année à l'occasion de la Fête des lanternes, des dizaines de milliers de Taiwanais se rendent à Yan-shui, pour s'exposer littéralement aux tirs de ces feux. Car c'est là la particularité du lieu : les feux d'artifice sont lancés non pas uniquement en l'air, à la verticale, bref dans le ciel, mais bel et bien sur les gens.
La foule, bien consciente de ce qui l'attend, s'est au préalable équipée de casques de moto, de vieux vêtements doublés malgré la chaleur qui se fait déjà sentir en cette fin du mois de février, et bien informée sur ce qui l'attend, ne laisse dépasser aucun centimètre de peau. Le nom de ces feux d'artifice vient du fait qu'ils explosent en effrayant les gens, de la même manière que les effraierait un essaim d'abeilles dont sortent soudain ses millers d'occupantes. Car en février 2002, à Yan-shui, ce sont 800 000 fusées qui étaient attendues par les services de police, mobilisés pour l'occasion. Toute la nuit, la population qui s'est massée pour cet événement n'a pas fait mentir l'image du peuple chinois, inventeur des feux d'artifice.

 

Le port du casque n'est pas obligatoire mais fortement conseillé!

Mais qu'est donc à l'origine de cette tradition si singulière ? La ville de Yan-shui aurait essuyé une épidémie sous la dynastie des Qing, la dernière dynastie chinoise. A cette époque, les habitants ne savaient plus que faire pour enrayer cette contagion qui décimait la population. Après forces prières et offrandes aux divinités taoïstes, la maladie a soudain disparu. C'était la nuit de la Fête des lanternes, et les feux d'artifice plurent sans discontinuer toute la nuit pour remercier les dieux. Depuis, pour échapper à une nouvelle maladie contagieuse, les habitants procèdent chaque année lors de la Fête des lanternes à ce fabuleux tir jusqu'au petit matin, dans les rues de la ville.
Concrètement, une explosion type est annoncée par l'arrivée d'hommes portant les divinités sur des petites chaises à porteurs. Ils se rendent devant une maison, ou un commerce de la ville, dont les propriétaires ont choisi cette année d'effrayer les mauvais esprits par la tenue de cette cérémonie chez eux. Puis, tandis que les porteurs secouent latéralement avec de plus en plus de force les divinités, un immense charriot arrive. Ce charriot contient des centaines de feux d'artifice montés sur rampe, à l'horizontale. La foule bien casquée, qui colle délibérément à ce charriot, attend dans un mouvement mi-craintif, mi-impatient, la mise à feu. Soudain, c'est la guerre, le chaos, l'apocalypse même, si la pluie se mêle à la fumée épaisse et aux cendres de feux d'artifice qui retombent. Les tirs volent dans tous les sens, heurtent les spectateurs, devenus acteurs. Ces déluges de feux, qui mêlent sons assourdissants, lumières aveuglantes et fumée opaque, durent au bas mot plusieurs minutes d'affilée. Et imaginez-vous trois minutes, en plein coeur d'un champ de bataille : c'est très long.

Aux côtés de ces charriots à rampe de lancement, certaines fusées sont simplement placées par terre ; sans crainte aucune, les porteurs accompagnés par la foule se placent au-dessus et dansent tandis que partent les feux, dans une sorte de piétinement que l'on sent proche de la transe religieuse. Les spectateurs les plus proches ne peuvent pas faire autrement, eux aussi, que de sauter sur les feux qui explosent sous leurs pieds. Une autre version de la danse forcée des cow-boys du western américain.
Entre deux explosions " d'essaims ", on soulève la visière de son casque, on respire un peu ; on exhibe les trous de ses vêtements l'air triomphant, et encore un peu abasourdi. Mais ce n'est rien comparé aux porteurs des divinités, dont les habits de coton épais sont déchirés de toutes parts et maculés de suie. Puis la foule se remet en marche, suivant toujours les porteurs, semblant oublier que pendant les trois bonnes minutes qui ont précédé, c'était plutôt un mouvement de fuite qu'elle ébauchait.

Pour vous donner une idée de la violence de ces tirs, sachez que chaque année, des blessés graves voire des morts sont victimes des feux d'artifice de Yan-shui??. La veille de cet événement annuel en 2002, l'une des fabriques de ces produits locaux a explosé, faisant cinq morts et deux blessés graves. Mais tout dramatiques qu'ils soient, ces accidents entretiennent apparemment la réputation de la ville, dans une spécialité poussée à l'extrême. Heureusement, d'autres formes de feux d'artifice sont aussi présentes pour le régal des yeux et des oreilles : il y a d'abord ceux que l'on connaît bien en Occident, les lumineux, qui s'épanouissent en bouquets colorés haut dans le ciel ; ou encore les rideaux de feux qui illuminent les rues de leur chute en cascade. Des fêtards isolés, à l'initiative plus modeste, tirent à partir de leurs mains-mêmes leurs propres fusées, celles-là mêmes qui montent comme des flèches avec un grand sifflement.

La légende à l'origine des feux d'artifice de Yan-shui subsiste donc, peut-être pas autant par superstition pour écarter la menace d'une épidémie que par amour du jeu spectaculaire et dangereux dont sont friands les Taiwanais.

 

Iris, novembre 2002