Le nouveau monde

Stéphane Ferrero 1998 ©

Il l'avait fait, il l'avait fait. Il était là. Sa nouvelle vie venait de commencer. Il arrivait en Extrême-Orient tout comme celui qui l'avait fait quelques siècles auparavant: Marco Polo.

D'ailleurs, lui aussi s'appelait Marco. Mais la comparaison s'arrêtait là. Car le Marco qui venait de débarquer n'était pas italien: Duprès, ça faisait pas italien. Non! Et puis Marco Polo vivait à la cour du Khan. Notre Marco, lui, dormait sur le canapé recouvert d'un tissu un peu sale d'une salle à manger. Bref, Marco en avait rêvé de l'Asie. Mais à sa manière. Marco Polo avait écrit les Divisements du Monde, Marco, le nôtre avait dit à ses amis qu'il partait à l'autre bout de la terre pour monter une petite affaire juteuse sur le dos des locaux. Mais la Chine se mérite et Marco avait encore beaucoup à apprendre, à commencer par la langue.

Il y avait une autre différence entre les deux Marco et celle-ci était de taille. Marco Polo n'avait jamais beaucoup aimé le base-ball. Marco, celui qui n'était pas italien, en avait fait sa raison de vivre. Après les petites affaires juteuses. Venant de France, Taiwan lui apparaissait comme la terre promise: le base-ball y était omniprésent. Il allait vite déchanter.

Cela faisait maintenant deux semaines que Marco s'était installé à Taipei. C'était dimanche, il allait participer à son premier match de base-ball. Il venait de sortir de la salle de bain. Il était 5h30 du matin. En Asie, le base-ball aussi se mérite. Marco s'efforçait de boire son café brûlant pas assez sucré et de fumer sa première cigarette. Des tas de questions l'assaillaient: est-ce vraiment possible de jouer des matches à sept heures du matin? Et surtout: est-ce que la surchaussette se met le côté bas devant ou derrière la cheville? Dix minutes plus tard, le scooter qu'il venait d'acheter, l'emmenait vers le stade. Après une cinquantaine de feux rouges habilement négociés, il se retrouvait aux portes du lieu magique. Il avait entendu dire que les vrais terrains de base-ball avaient des allures de cathédrales: mais pas ceux de Taipei. Quoi qu'il en soit, l'important n'était pas là. L'important c'était l'esprit du jeu qui rend ce dernier si unique. Ici on ne chiquait pas le tabac, Non. On mâchait des noix de bétel. Marco se dit alors que c'était une chance que d'accepter ces noix, une façon de s'intégrer, de s'imprégner un peu de la particularité taiwanaise.

J'aurais mieux fait de refuser se dit-il, au moment où il recrachait bruyamment et imprécisement la substance rouge, sous le regard mi-méprisant, mi-étonné de ses coéquipiers.

Mais le match commençait déjà. Après une demi-manche défensive qui lui parut sans éclat tout en étant loin d'être catastrophique, le coach pris la décision tout à fait contestable de mettre Marco sur la touche pour le reste de la partie: suprême humiliation pour tout joueur de base-ball qui se respecte. Il était 7h10 du matin. Il lui restait environ deux heures et demie pour finir son paquet de cigarettes. Parfois on est dans l'attente de jours meilleurs, même à 7 heures du matin, même en Extrême-Orient.