Le mousse de l’amiral Courbet
Campagne de l’Indo-Chine - Fou-Tchéou et Formose

Paru dans "la terre illustrée" (magazine 1890-1891)

 

Il s’agit ici d’une correspondance. Les lettres sont écrites par un jeune mousse à l’attention de sa mère et de l’un de ses amis (tous deux résidants en France, à Paris) durant la campagne de l’amiral Courbet en Extrême-Orient. Ces lettres s’étendent du 23 août 1884 au 22 juin 1885 et couvrent ainsi toute la guerre franco-chinoise. Le matelot appartient donc à l’escadre d’Extrème-Orient menée par l’amiral Courbet. Par un curieux hasard, le mousse suit l’amiral de très près. En effet, les deux personnages se retrouvent, durant toute la campagne sur les mêmes navires.

Dans ces lettres, souvent assez longues et empreintes de sincérité, le jeune soldat raconte à sa mère et a son ami (qu’il dénomme par "copain") ce qui le touche de près dans cette campagne, à l’autre bout du monde.

Cette correspondance est très loin des ouvrages officiels, de par le langage employé et la manière dont les faits sont contés. Par contre, ce qui est étonant dans ce récit, c’est de voir à quel point un simple marin peut si rapidement détenir des informations normalement exclusivement détenues par les officiers ou l’état major.

Voici en quels termes le rédacteur en chef de "la terre illustrée" décrit cette correspondance:

"Nous avons eu la bonne fortune de recevoir communication d’une correspondance des plus curieuses, les lettres d’un mousse à sa mère, pendant la campagne de l’amiral Courbet, depuis les combats de la rivière Min jusqu’à la mort du héros français. Ces lettres, en leur pittoresque naïveté, forment une histoire complète de ces beaux faits d’armes, avec une véracité de détails qu’on chercherait en vain dans les récits officiels."



 

L’environnement de l’île de Formose
"On nous assure que nous allons partir pour conquérir un pays qui a un bien joli nom, l’île Formose!"
"D’abord il paraît que c’est là, à Kelung, que les Chinois ont leurs mines de charbon. Quand nous aurons mis la main dessus, et ça ne sea pas long, les Chinois feront un nez !…"

"Donc le 30 [septembre 1884], c’est à dire avant-hier, nous sommes arrivés devant Kelung, une jolie plage, dominée par des collines. Au-devant, un peu sur la droite, une île qui a exactement l’air d’un hippopotame. "

"C’est une côte du diable que celle de Formose avec des écueils partout comme si ça ne coûtait rien."

"Une première impression: quand on vous parle à vous autres de pays orientaux, de la Chine ou du Japon, vous êtes convaincus qu’on marche toujours entre des arbres aux formes plus ou moins élégantes, avec des petites femmes rouges comme on en voit sur les paravents… mais il faut comprendre qu’ici comme ailleurs, il y a de tout."

Mais au niveau du climat de l’île, ce qui semble le plus impressionner notre jeune mousse, c’est le mauvais temps en mer.

"Je ne sais pas si ça va durer, mais il s’est mis à faire un temps de chien. Il  y a deux nuits que la mer était si grosse que nous avons cassé trois chaînes."

"Veux tu d’ailleurs que je te donne une idée de ces coups de temps-là?… Une de nos baleinières, sur ses porte-manteaux, a été enlevée par un coup de roulis…
On appelle déjà la côte le tombeau des ancres: il y en aura dans le fond pour de l’argent… Si seulement les poissons pouvaient s’en servir pour se curer les dents!"

"On a pas idée de cette mer-là, même en province. On dirait qu’elle est payée à la tâche pour danser furieusement du matin au soir, sans parler de la nuit."

"Décidement, notre croisière n’est pas une partie de plaisir: sur terre, les dangers que tu sais , sur mer un temps de chien toujours persistant: que ce soit au mouillage ou en pleine mer, on danse que c’en est une bénédiction. Un vent à décorner les boeufs […]."
 

Notre soldat passe en fait beaucoup de temps à bord des navires, et ses escapades terrestres sont aussi peu fréquentes que brèves. Par ailleurs, il a été légèrement blessé au cours d’un combat et il est donc pour quelques temps consigné.

Il nous dit également quelques mots concernant la faune maritime de Formose. Celle-ci prend un aspect pittoresque qui parfois frise le fantastique.

"On pêche à la drague, et alors on rapporte un tas de bêtes auxquelles ils [les Chinois] ont donné des noms à coucher dehors; par exemple, il y a de petits crabes qu’ils appellent des -dieux de la guerre,- parce qu’ils ressemblent à des petits bonshommes  des pagodes, et puis des -petits bonzes, -ce qui n’est guère flatteur pour leurs bonzes, plus laids que ces animaux d’ailleurs."

"Il serait fou de prendre à la lettre les renseignements que vous donnent les Chinois, plus menteurs que n’importe qui. Ils te parlent à tous moments de poissons qui vivent sur la terre aussi bien que sur l’eau, d’autres qui vivent sans manger, d’autres qui se multiplient quand on les coupe en petits morceaux."

"Il y a un requin auquel ils ont donné le nom plus que bizarre de -requin à la longue queue des trois femmes- tchang-onci-san-niang-cha,- savoure-moi cette langue-là. Non seulement ils disent que ce requin a une tête de femme, mais encore qu’il a le mauvais oeil et que cela porte malheur d’en pêcher un. Je crois que si on ne le pêche pas, ça porte encore plus malheur à ceux à qui il coupe la jambe
Il y a aussi le requin mangeur d’oiseaux… il paraît qu’il se nourrit de pauvres bestioles emplumées."

"On dit encore- mais j’ai besoin de le voir ou plutôt de l’entendre pour le croire- que dans une rivière appellée Tamsui, il y a des poissons qui chantent."

Finalement, notre matelot, ne semble pas trouver à Taïwan ce qu’on lui en avait prédit et ses à priori sont vite démentis. Par contre, il découvre la véritable Formose comme on peut la voir encore de nos jours, avec son climat capricieux et imprévisible.


 

Aborigènes et Chinois:
Dans ce recueil de lettres, le mousse de l’amiral Courbet nous fait la description des populations locales. Il nous décrit ce qu’il constate par lui même ainsi que ce qui lui a été rapporté par d’autres marins. Car il ne faut pas oublier que c’est la guerre, et que descendre à terre est parfois assez dangereux.
Ce qui frappe dans cette correspondance c’est de voir à quel point, ce jeune matelot prend pour argent comptant les faits qui lui sont rapportés par des tierces personnes. Par ailleurs, il est à noter qu’il fait une différence entre les Chinois du continent et les Chinois de Formose.

"Un pays superbe me dit-on, où il y a des Chinois, des Hakkas, des Pepo-Houans et des Song-Fan . En voilà des noms.
Les Chinois, ça se ressemble toujours. Pourtant ceux-là seraient propres, ce qui serait un rude changement.
Quant aux Hakkas, c’est à ce qu’on assure, des anciens habitants du pays qui n’aiment guère les Chinois.
Quant aux Pepos, ce sont de vrais sauvages, mais pas des méchants: ils pêchent tout le temps. On me raconte qu’ils ont un tas de superstitions curieuses: ils peuvent marcher sur des lames de sabre sans se couper. Ils ont un bon Dieu qui a des cornes de cerf. Chacun son goût.
Enfin les Song-Fan, encore plus sauvages, vilains comme des singes, maigriots et paresseux. On dit qu’ils passent des deux, trois jours sans manger, plutôt que de travailler. C’est pas des hommes quoi. Ils se peignent le corps en bleu et fument du matin au soir. Quant au vêtement, aussi économique que possible. Ils se drapent dans une ficelle, comme j’ai entendu dire de Sarah Bernhardt. Un trait qui les complète: ils adorent les rats et vont à la chasse pour s’en faire de petits plats."

L’auteur nous parle à  vrai dire peu des populations aborigènes. En revanche, il s’attarde davantage sur la description des populations chinoises de l’île.

"Ces gens-là [les Chinois] sont évidemment très intelligents, je l’ai expérimenté plus de cent fois. Mais ce sont les choses les plus simples qui leur échappent. Ils sont surtout malins, finauds, chercheurs de petites bêtes; mais quand il s’agit de logique nette et claire, plus personne. C’est bien oriental, d’ailleurs."
 

Un peu plus loin, il nous  dit quelques mots des "infâmes paillotes chinoises":

"Ces nids à peste et à vermine qui nous font tant de mal. Je ne sais pas vraiment comment les Orientaux peuvent vivre là-dedans, sans y attraper la peste.Il faut qu’ils soient blindés contre les microbes, comme dit notre major."

Malgré la guerre franco-chinoise, le blocus de Formose et les interdictions du gouvernement des Qing, des contacts entre Français et Chinois existent pourtant. Ce sont pour la plupart des échanges commerciaux. Mais en fait d’échanges, il conviendrait plutôt de dire que les soldats français achètent diverses choses aux marchands chinois: produits de première nécessité ou produits artisanaux.

"Chez un Chinois de ma connaissance… Là-bas, au dessus du Fort-Blanc… Je l’ai rencontré sur le port et il m’a dit comme ça, en roulant ses petits yeux de fouine, que si je voulais donner un coup de pied jusqu’à chez lui, il m’octroierait un poulet premier numéro…"

 "il y avait des habitants qui étaient restés à Kelung et qui ne demandaient pas mieux que de faire du commerce avec nous. Des presques honnêtes, j’entends […].
Ils aiment l’argent les Chinois, et ils ne crachent pas sur les bénéfices. Mais d’abord, ils n’avaient pas grand chose-chose quand nous sommes arrivés et je te demande si ça a été bouffé rapidement; de plus les mandarins n’y vont pas de main morte. Ils ont interdit à leus sujets de nous vendre quoi que ce soit, et ceux qui sont pris… ouf! la tête coupée, ou l’assomage par la bastonnade, ou la suspension à un croc qui pénètre  dans la poitrine ou les entrailles. Le pal en douceur. Moi, je trouve, au fond, que les Chinois ont raison […] nous faisons la guerre aux Chinois, ils nous la font. Tant que ça reste dans ces limites-là, il n’y a rien à dire."

"Nos officiers sont aux anges: ils ont tous la passion des petits bonshommes chinois, des dessins, et il y en a ici à remuer à la pelle. Le plus joli, c’est que les bonzes, qui sont les prêtres du pays, apportent eux-même leurs bons dieux pour les vendre… et à des prix très doux.
[…] nous avons vu un jour notre aumônier revenir portant dans ses bras un superbe Bouddha tout doré, qu’il venait de s’offrir sur ses économies."

 

Une vision de la guerre à Formose
"Les Chinois sont d’indignes farceurs qui signent d’une main des traités qu’ils raturent de l’autre […]. Nous Français, qui sommes bons comme le bon pain, nous ne voulons pas de mal à ces singes jaunâtres dont les petits yeux bridés leur donnent des faces de macaques… mais de macaques qui auraient la queue en haut de la tête au lieu de l’avoir… autre part, et nous sommes toujours prêts à croire à leur bonne foi. Autant compter sur une corde pourrie."

"Tout le monde aime son pays. Chez les Chinois, c’est une espèce de rage. Quand nous y mettons le pied, il leur semble que c’est sacrilège. Il se peut qu’ils se sauvent à la première décharge, mais cent mètres plus loin ils se reformeront."

"Le chef des Chinois s’appelle Liu-Meng-Chuan . C’est un vieux qui a une peur verte de la défaite, parce qu’il sait bien qu’il y laisserait sa tête; Il a tout mis en oeuvre pour défendre la ville, et il parait que là-bas, hors de la vue de nos marins, il y a toute une seconde ligne fortifiée."

"Il faut d’abord que tu saches que les mandarins ont mis les têtes des Français à prix, tout comme on fait pour les vipères dans la forêt de Fontainebleau. Cela vaut dans les cinquantes francs. Alors ces gueux-là ne pensent qu’à nous couper le gaviot et ils ne reculent devant aucun moyen pour nous attirer dans des pièges plus ignobles les uns que les autres."

"Ces bandits-là sont si bêtement féroces qu’ils s’arrêtent pour couper la tête de ceux qui sont à terre… c’est fait en un tour de main… mais pourtant ça les retarde…"

"Il y a là dedans de la férocité, du sacrilège et du vol, car ils cherchent à fourrer leurs mandarins dedans, en leur vendant des têtes de Français qu’ils n’ont pas tués. Sale peuple, en vérité, et il est grand temps qu’on démolisse cette fameuse muraille chinoise qui cache tant d’infamies."

"Tu sais que le matelot n’est pas la vertu même et que, dame! Il y a des moments où il se laisse entraîner comme un autre par un joli minois. Les Chinois savent ça, et ils ont songé à utiliser ce penchant de galanterie pour leurs ignobles vengeances. Ils vont chercher dans les hôpitaux les femmes pourries jusau’à la moelle et ils les lâchent sur le pavé de Kélung. Malheur à qui se laisse prendre à leurs oeillades! On est empoisonné et on meurt dans d’atroces souffrances! Tout au moins, si on se laisse aller à les suivre, c’est la même chose que pour les poulets, on est attiré dans un bouge et on n’en sort pas vivant."

"Ca ne résonne pas par soi-même, un Célestiau. On leur ordonne de marcher, en leur affirmant qu’on va manger les Français et le perfide Coupa  comme des petits pâtés aux huîtres et ils y vont de confiance."