Regards croisés sur le Blocus de Formose

& la guerre dans le Détroit

 

Cette page est l'introduction, la mise en perspective, du dossier technique d'une "exposition préliminaire" tenue à l'Institut français de TaiPei en décembre 2001 et janvier 2002.

L'exposition elle-même constitue en quelque sorte l'ébauche, l'introduction, de ce que pourrait être une exposition ultérieure plus ambitieuse, plus complète, et dotée cette fois d'un catalogue imprimé détaillé, où seraient mis en valeur notamment des traductions (du chinois vers le français et inversement) destinées à restituer l'ambiance de l'époque et à prendre la mesure des enjeux, tant du point de vue des militaires que des gouvernements concernés : le modèle en la matière, qu'il convient de citer ici avec respect et modestie, restant le classique Opium War through Chinese Eyes d'Arthur Waley dans la mesure où, cette fois-ci, à part un remarquable ensemble de bois gravés chinois, c'est la vision française du conflit que nous illustrons.

Ce faisant, il s'agit donc d'adresser un appel tous ceux qui auront pris intérêt à cette première exposition, en particulier aux spécialistes (conservateurs de musées en France, à TaiWan et au FuKien, journalistes, membres de sociétés d'histoire locale, etc.), afin qu'ils nous aident à localiser, en France aussi bien qu'à TaiWan, au VietNam ou en Chine, les archives susceptibles de renfermer des documents complémentaires.

C'est le moment de remercier les responsables de l'Institut français de TaiPei, en particulier sa directrice, Mme l'Ambassadeur Elizabeth Laurin, et M. Pierre Fournier, conseiller culturel, pour leur soutien, ainsi que M. Christophe Rouil, sous-officier de gendarmerie détaché auprès de l'Institut français, lequel a retracé dans un livre, qui vient de paraître à TaiPei, l'histoire du cimetière militaire français de KeeLung (ChiLung) et de l'expédition de l'amiral Courbet.

L'exposition vient ainsi compléter l'iconographie du livre de Christophe Rouil et ouvre la voie à un futur album où toutes les pièces exposées (et d'autre encore, si possible) seront reproduites et commentées.

La "Guerre du Tonkin & à Formose", qui fut un affrontement militaire considérable en son temps, bouleversa la vie politique française et fut largement couverte par les médias français. Pourtant, la "Guerre du Détroit" est aujourd'hui largement oubliée en France.

Sans doute son souvenir est-il plus vivace en Chine continentale. Il est vrai que là-bas, pour les Chinois de la génération précédente, Dien Bien Phu (TienPienFu) aura été l'ultime riposte des Pavillons noirs face aux prétentions françaises sur le VietNam, l'ultime confrontation entre Francis Garnier et le commandant Rivière, d'un côté, et Luu Vinh Phoc (c'est-à-dire Liu YungFu, le ministre de la Guerre de la "République de TaiWan" de 1895) de l'autre.

Comme le rappelle de manière graphique une carte scolaire murale chinoise exposée, c'est dans le Nord de TaiWan et à FooChow (FuChou) que cet affrontement initié au TonKin aura été sans doute le plus violent et le plus massif, même si la "guerre du TonKin" en forme le volet le plus documenté du coté français et celui dont la mémoire est le mieux conservé en France.

Guerre "moderne" (premiers cuirassés, premières torpilles) superposée à une contre-guerilla (légionnaires et marsouins contre Pavillons noirs), elle a préfiguré les conflits indochinois du siècle suivant.

Entreprise sans qu'elle soulève l'enthousiasme ou l'intérêt des milieux commerciaux et industriels français, et probablement contre l'avis du ministère de la Guerre (dont la priorité restait la reconquête de l'Alsace-Lorraine), cette guerre fut déclarée puis conduite par un gouvernement républicain de gauche (et son ministère de la Marine) qui maîtrisait mal les bisbilles opposant en Indochine un marchand d'armes très entreprenant, Jean Dupuis, quelques officiers de marine/explorateurs/écrivains et des diplomates déstabilisés.

Quoi qu'il en soit, cette guerre aura eu pour résultat de renverser Jules Ferry et de lui faire perdre la face à Formose, et aussi de provoquer le désespoir de l'amiral Courbet et de ses officiers qui rêvaient de porter la guerre jusque dans la Chine du nord jusqu'à Port-Arthur et Pékin. Car si cette guerre a été très largement oubliée en France, c'est que pour les héritiers spirituels de Jules Ferry elle est assez peu "politiquement correcte" - même si les qualités stratégiques et tactiques de Courbet, et la bravoure dont on fait preuve les combattants des deux camps, étaient célébrées, naguère encore, par des cérémonies commémoratives.

Quelques rarissimes photographies exposées ici pour la première fois sont l'occasion de rappeler que l'arsenal de MaWei à FooChow (FouTcheou, FuChou) - construit à la demande de Li HungChang par Prosper Giquel, un officier de marine français - fut probablement, à son époque, le chantier naval le plus moderne à l'est de Suez : à tout le moins jusqu'à ce que l'amiral Courbet, douze années plus tard, ne le détruise en même temps qu'il coulait une partie importante de la flotte chinoise dont les officiers avaient été formés dans des écoles françaises.

De ce colossal investissement industriel, de cet affrontement militaire majeur, quelles traces conserve-t-on, un siècle plus tard, au fond des bibliothèques et dans les cartons des archives militaires ou des archives privées ? Quelques images d'Épinal gravées par les uns et les autres, moins d'une centaine de livres qu'on ne lit plus guère et jamais réédités, une douzaine d'assiettes à dessert (exposées ici) et le cimetière militaire français de KeeLung.

Ce cimetière, classé désormais site historique à TaiWan, est ouvert à la promenade et les amateurs chinois ou français de polémologie peuvent venir y méditer les raisons pour lesquelles la France et la Chine se sont affrontées militairement, et de façon cruelle et durable, à cinq ou six reprises durant un siècle et demi.

Pour contribuer à cette réflexion, à l'heure où TaiWan et la Chine font leur entrée à l'OMC, la librairie Le Pigeonnier du Quercy, installée à TaiPei, réédite le remarquable pamphlet de d'Hervey-Saint-Denys sur la question, La Chine devant l'Europe, un ouvrage qui date de 1859 et sortit des presses, en vain, avant le Sac du Palais d'été par les troupes franco-anglaises.

Son auteur y explique, entre autres détails, que la France, pour l'année 1855, n'avait compté que 17 navires de moins de 6 000 tonneaux commerçant avec cinq ports chinois, que la mondialisation jusqu'à la Chine des échanges se ferait le moment venu par consentement mutuel, sans qu'il soit besoin d'y mêler des dizaines de milliers de soldats en armes. Alors, ce n'était pas la Chine elle-même qui s'évertuait à s'intégrer au commerce mondial, c'étaient la France et la Grande-Bretagne qui voulaient de force l'y contraindre.

Au risque d'accentuer ce sentiment d'un monde qui n'est que l'auberge des créatures et le temps l'hôte de l'éternité, on a ajouté aux reliques du conflit de 1883-1885 des cartes plus anciennes de TaiWan (rarement exposées dans l'île ou ailleurs) et quelques-unes des premières photographies de TaiWan, réalisées en 1871 par John Thomson.

Ces quelques phototypies du grand photographe écossais sont exposées en vis-à-vis des gravures parues dans la presse européenne qui s'en sont inspirées, pour souligner à quel point l'Occident connaissait mal TaiWan avant de se lancer dans cette aventure militaire, mais également pour annoncer un projet de rétrospective de l'ensemble des photographies réalisées en Chine et à TaiWan par John Thomson - en tout cas les quelques centaines de photographies dont les plaques de verre (négatifs) ont été préservés par un pharmacien prévoyant et généreux, M. Henry Wellcome.

John Thomson semble avoir été le tout premier photographe de TaiWan. Par ailleurs ses clichés chinois, sans être les premiers réalisés sur le continent (les daguerréotypes de Jules Itier datent de 1845), n'en constituent pas moins le monument fondateur de la photographie en Chine.

Ces photographies méritent donc à double titre d'être montrées au public taiwanais le plus large. Conclusion logique, une exposition en appelle une autre, toujours à Taiwan pour commencer et si possible après au FuKien, et toujours dans la même perspective : un regard croisé rétrospectif des Européens et des Chinois sur leurs premiers contacts.

René Viénet 7 décembre 2001