Les causes profondes des évènements de février 1947

Interview de

Huang Fu-San

Mr Huang Fu-San au cours de l'interview d'Iha Formosa

 

Huang Fu-San, est Professeur au département d'Histoire de l'Université Nationale de Taiwan (TaiDa). Il est aussi et surtout chercheur au département d'Histoire de Taiwan de l'Academia Sinica (équivalent formosan du CNRS).

Ilha Formosa a rencontré Huang Fu San, l'un des grands historiens taiwanais ayant consacré ses travaux à l'histoire de l'île. Le texte qui suit est la transcription de l'entretien qu'il a accordé à notre équipe. Il s'agit d'une introduction très claire aux causes des évènements de février 1947, évènements qui ont marqué l'histoire contemporaine de l'île.

 

A la fin du 19ème siècle, le développement du Japon est radicalement différent de celui de la Chine. Le Japon est entré dans l'ère Meiji et c'est une réussite tant politique qu'économique. Lorsqu'en 1895, Formose devient une colonie japonaise, et ce changement forcé est vécu comme un grand malheur par la population taiwanaise. Pourtant, s'est le Japon qui sera à l'origine de la modernisation de Taiwan : système politique, économique, éducatif. Cette période de la colonisation japonaise (1895-1945) crée donc un fossé entre la Chine continentale et Taiwan.

En 1945, lors du retour de Taiwan à la Chine, Formose est devenue le second pays d'Asie le plus développé après le Japon. A la même époque, la situation en Chine est très confuse, la guerre civile entre communistes et nationalistes continue. C'est un pays désormais très en retard par rapport à Taiwan, tant économiquement que socialement. Les fonctionnaires chinois qui sont envoyés sur l'île à la fin de la guerre n'ont pas conscience, comme la majorité des chinois d'ailleurs, que Taiwan est plus développée que la Chine continentale. Ils pensent à tort que Taiwan est toujours une île " sauvage " aux confins de la grande Chine.

Le gouverneur nommé à Taiwan est Chen Yi. Chang Kai Chek lui confère des pouvoirs spéciaux : il en fait le maître de l'administration et des affaires militaires de Taiwan. Tous les pouvoirs sont concentrés dans sa main. Cette situation va entraîner deux problèmes très importants: l'un politique et l'autre économique.

 

En effet, il existe déjà à cette époque des partis politiques insulaires. Des élections avaient même eu lieu en 1935, même si celles-ci n'étaient que partielles: la moitié des représentants locaux étaient alors nommés par le gouverneur japonais, l'autre moitié était choisie par les taiwanais suite à l'élection. Taiwan avait donc déjà expérimenté le processus électoral.

A la fin de la guerre, les élites locales et les leaders sociaux apparus pendant l'époque japonaise, placent leurs espoirs dans le retour à la Chine. Ils espèrent faire valoir les droits de la politique locale taiwanaise. Mais rien de tout cela n'arrive.

Le gouvernement provincial de Taiwan est divisé en 8 ou 9 départements et les fonctionnaires sont envoyés du continent. Aucun poste n'est attribué à un taiwanais.

Un autre problème réside dans le fait que Chen Yi ne possède pas une compréhension suffisante de la société taiwanaise. Il pense que le socialisme est le meilleur système économique qui soit, conforté dans son idée par le fait que l'on retrouve le même concept économique dans les trois principes du peuple du Dr Sun Yat Sen. Il reprend ainsi le système du rationnement que les japonais avaient instauré, nationalise non seulement toutes les entreprises publiques nippones mais aussi les entreprises privées laissées sur place par les japonais après la défaite. Il s'agit là d'un système de type communiste. Or, nous savons désormais que l'expérience communiste a été un échec, surtout du point de vue économique. La corruption engendrée par les relations étroites entre Etat et système économique font qu'après 1945, Taiwan est plongée dans une grave crise économique. La nourriture vient même à manquer, chose qui ne s'était jamais produite sur l'île : avant 1945, Taiwan était même le " grenier " du Japon.

Tout cela affecte profondément la vie quotidienne de chaque taiwanais. A tous les niveaux de la société, la population est mécontente de la politique menée par Chen Yi. Cependant, celui-ci ne réprime pas trop la population. Par exemple, il autorise la publication de journaux par des taiwanais de souche, même s'ils critiquent la politique mise en place. Chen Yi a pleine confiance en sa politique et pense que les problèmes viennent des institutions et du manque d'engagement du peuple. La population, au contraire, pense que le gouvernement est corrompu et que des réformes sont nécessaires. Pour Chen Yi, il n'y a pas lieu d'envisager de réformes.

A tout cela viennent aussi s'ajouter des problèmes de société. Marqués par 50 années de domination japonaise, les taiwanais avaient adopté un mode de société basé sur le modèle nippon : respect des lois et de la hiérarchie, un modèle très éloigné du modèle chinois.

Aux yeux des taiwanais, les chinois qui débarquent sur l'île sont des gens non éduqués et grossiers. Le problème du langage (l'immense majorité des Taiwanais d'alors ne parle pas le mandarin, mais seulement le taiwanis et le japonais) n'apparaît qu'ultérieurement. En effet, que ce soit à Taiwan ou en Chine continentale, compte tenu du nombre de dialectes, seuls les personnes ayant reçu une éducation poussée savent parler le mandarin. Sachant que les chinois allaient revenir à Taiwan, des taiwanais s'étaient préparé et avaient appris le mandarin, dans l'espoir d'être rapidement intégrés à la société qui allait se mettre en place. C'est uniquement à cause des tensions entre les continentaux et les taiwanais que le langage est devenu un problème.

Problèmes politiques, économiques et sociaux se multiplient alors à tous les niveaux de la société. Les évènements de février 1947 sont dès lors inéluctables. Toute la suite n'est qu'une question de circonstances. S'ils ne s'étaient pas produits à cette période, ils auraient eu lieu plus tard.

 

Stéphane Ferrero et Jean-Robert Thomann, février 2003