Le jour où je suis mort

Stéphane Ferrero 1999 ©

Ce jour-là, il faisait un putain de temps. C'était une journée à rester planté pendant des heures, assis à la terrasse d'un café, à chausser ses lunettes de soleil et à regarder passer les femmes. Juste regarder, trop chaud pour faire plus. J'adore l'été. Alors c'est exactement ce que j'ai fait. Je me suis affalé à la terrasse d'un petit café, tout seul, juste là, sur la place à peine protégée de ce ciel de fournaise par quelques platanes. J'ai fermé les yeux. J'ai écouté pendant d'interminables minutes l'eau de la fontaine qui ruisselait lentement, paisiblement. C'était le 21 juillet 1999 à deux heures et demie de l'après midi. Je m'en souviens parfaitement. C'est le jour où je suis mort.

Comme tout le monde, je regardais passer les gens. Les pressés d'aller au boulot, les flâneurs, les touristes, les jolies filles courtement vêtues, les moches toujours plus habillées. Je regardais fébrilement. C'est comme ça que je l'ai remarqué. Il n'y a vraiment qu'un flic pour garder son casque sur la tête, attendant près de sa moto garée en pleine chaleur. Nos regards se sont croisés, et j'ai compris. J'ai compris et je crois que j'ai eu peur. Alors comme par réflexe, je n'ai pas voulu lui laisser sa chance, j'ai dégainé le premier. Boum, la première balle lui a à moitié arraché l'épaule. Boum, la seconde lui a explosé en pleine figure. Il est tombé net.

En quelques secondes, la place était nettoyée de toute présence humaine. Plus que des tables renversées, quelques chaussures abandonnées dans la panique, des débris de verres. Et puis le silence. Et puis le murmure de la fontaine, imperturbable. Là, j'ai vu les autres, tous les autres. Ils étaient tous planqués, qui derrière un arbre, qui derrière une voiture. Ils étaient une bonne dizaine à attendre que la foule se dissipe pour enfin me faire payer. J'ai à peine eu le temps de me jeter à l'intérieur du bar. Ils ont ouvert le feu, la rage au ventre, la vengeance serrée au creux de leurs mains. Ils voulaient que je meure ici, maintenant. Moi, le tueur de flics. Ça a duré jusqu'à ce que le café se soit empli d'une épaisse fumée qui puait la poudre brûlée. J'ai pris mon inspiration et j'ai couru vers la remise, espérant y trouver une issue de secours, un échappatoire, un sursis. Mais il a crié: "Meurs, fumier". J'ai quand même pu tourner la tête et entr'apercevoir le flic derrière le zinc. Dans un mouvement de protection dérisoire je me suis prostré au sol, la poitrine déjà en feu. J'ai senti le sang, mon sang se mêler à ma sueur. Ma chemise était maculée de cette couleur tragique. Je les sentais autour de moi, à m'observer, à espérer que je crève vite, avant que les secours n'arrivent. Je crachais, j'avais du mal à respirer. Il était trois heures moins le quart. Je m'en souviens parfaitement, c'est le jour où je suis mort.

Tout s'est alors enchaîné rapidement. La douleur s'est faite de moins en moins présente. Les battements de mon cœur ont commencé à se faire rares. Ce n'était pas bon signe, ça non. Je ne parvenais plus à lutter. Lutter pour la vie. Je me suis même surpris à pleurer. En train de pleurnicher sur mon sort. Pourtant, qu'aurais-je pu espérer? A ce moment-là j'ai pensé que c'était la fin. Juste comme ça. Ensuite plus rien. J'allais crever comme un chien, dans cette putain de chaleur. Je me suis senti partir. J'étais aveuglé par le néant. J'avais lu et entendu dire qu'au moment de la mort on revoit toute sa vie défiler comme un film. Et bien je n'ai pas fait exception à la règle. J'ai tout revu. Chaque instant. Les bons comme les mauvais. De ma première nuit d'amour à l'assassinat de mon père par les flics. Des douces caresses de ma grand mère à la maison de correction. J'ai tout revu, j'ai tout ressenti comme si je vivais une seconde fois ma vie, en condensé.

Et ensuite, il était supposé se passer quoi? J'arrivais de mieux en mieux à percevoir les choses et les personnes qui m'entouraient. Mieux. Tout cet environnement faisait partie intégrante de mon être. J'avais une vision globale, je pouvais pénétrer les esprits. Mais à quoi bon. Le médecin s'est approché de mon corps gisant sur le sol encore sale de mon sang, qui tenait plus du pantin inanimé. Il a dit: "Il est mort, on ne peut plus rien pour lui." Je percevais la scène de façon plus lointaine, moins personnelle. Je n'étais déjà plus impliqué dans cet univers qui finissait de m'échapper. J'ai compris que tout s'arrêtait ici. Qu'il fallait que je me dirige vers un monde meilleur, ou bien pire.

Comme je partais à la dérive, quelque chose d'insipide m'agrippa, m'attira. Se pouvait-il qu'en fin de compte je ne sois pas mort? Je ne parviens toujours pas à m'expliquer ce qu'il s'est passé ce jour-là. Comment expliquer d'ailleurs? Je ne peux que constater. Quand la fusillade a éclaté, dans l'affolement général, un homme, un passant fut grièvement blessé. Et je me suis retrouvé en lui. Au début, dans l'ambulance, j'ai pensé que j'avais tout simplement pris sa place. Que j'avais changé d'enveloppe. Ce n'est qu'après l'opération que je me suis rendu compte que nous étions deux dans ce corps que je commençais déjà à exécrer. C'est comme ça que ma vie a changé, si l'on peut dire, le jour où je suis mort.

Mais il faut bien comprendre que je ne suis qu'un pensionnaire, qu'un locataire, toujours sous le joug de son propriétaire. Et que donc, je ne peux en aucune manière influer sur lui. Je ne suis pas responsable de ses actes. Oh, ça non. Par contre, et c'est là tout l'horrible de la situation, je sais tout ce qui se cache aux tréfonds de son esprit. Depuis ses réveils souvent brutaux jusqu'à ce qu'il s'endorme saoulé de ses propres pensées si tortueuses. Je ressens ce qu'il ressent. Je dois vivre sa vie, la subir. Il n'y a aucune échappatoire. Aucune issue. J'ai pourtant découvert le moyen de le dominer quelque peu. C'est de cette manière que je peux écrire ces quelques lignes. Mais ça ne va pas durer. Il est trop fort, trop puissant pour moi. Il est trop fou, trop perturbé. Je ne peux pas continuer ainsi. Et pourtant, ai-je vraiment le choix?

J'ai dû patienter d'interminables heures, attendre jusqu'au lendemain matin, le moment de son réveil, pour enfin me voir, le voir, le découvrir, l'observer dans le reflet d'un miroir. A cet instant il était encore assez calme, sans doute grâce aux médicaments ingurgités. Il se remettait doucement. Les cheveux jaune paille, le visage bouffi par le trop plein de sommeil, il exhibait son indécent visage. En le voyant pour la première fois, j'aurais déjà dû comprendre que cet être était dénué de toute humanité. Entendons-nous bien: J'ai tué, c'est un fait. Mais j'ai payé pour ça. On m'a enlevé la vie à mon tour. J'ai payé pour un geste malheureux, pour un moment d'égarement, de peur, de folie. Mais lui, c'est une toute autre histoire.

Ses yeux pâles me fixaient par l'intermédiaire de la glace placée au-dessus du lavabo. Son front perlait de gouttes de sueur qui donnait à son teint déjà blafard, une impression de négligence, de pourrissement progressif dont j'allais être le témoin, jour après jour, jusqu'à la fin. Il me dégoûtait. Lentement, mais inéluctablement, une excitation née du néant s'est emparée de lui et donc de moi. Il se regardait toujours dans le miroir. Puis son corps s'est animé de soubresauts chaotiques. Il s'est mis à pleurer. Il pleurait de toute son âme en même temps qu'une sorte de fureur jaillissait. C'est dans ce brassage de sensations violentes qu'il s'est soudain mis à se masturber. Des images d'une horreur intense se sont alors succédées à une vitesse hallucinante, venues tout droit de son cerveau malade et perverti par de multiples frustrations. Je voyais des petites filles dénudées, des assassinats insupportables, du sang. Je sentais son excitation arriver à son paroxysme. Des scènes de viol sur de jeunes enfants. C'était trop. C'était lui. Lui, le violeur. Toutes ces images n'étaient que ses expériences personnelles, pas le fruit de son imagination. Enfin, il s'est allongé sur le sol, nu, apaisé. J'avais la nausée. Alors qu'il se délectait de ses sensations multiples et contradictoires, je revoyais le visage de cette enfant, salie, souillée par ce monstre. J'aurais voulu le tuer. Qu'il meure dans d'atroces souffrances, même si cette mort aurait encore été trop douce pour cet être immonde. Combien en avait-il violés, combien en avait-il tués?

Il fallait que je fasse quelque chose. Depuis lors, à chaque instant je maudis ce fameux jour de l'été 1999, le jour où je suis mort. Je commençais à me sentir responsable, coupable de ses actes. Pour une fois j'aurais bien aimé que la Police soit là et l'embarque. Que la justice le juge. J'aurais bien aimé que la peine de mort soit toujours en vigueur. Que l'espèce humaine soit débarrassée de cette chose. Après deux semaine d'un enfer au quotidien, j'ai commencé à expérimenter quelques tentatives de prise de pouvoir sur son esprit. D'abord cela ne fonctionnait que très furtivement. Trop furtivement. Puis, grâce à une technique que je parvenais à plus ou moins maîtriser, je me suis rendu compte que mon plan pouvait marcher.

Le soir même, car le plus tôt était le mieux, alors qu'il classait méthodiquement les photos de ses récentes et innocentes victimes dans un album déjà très touffu, je l'ai fait se lever. Calmement, il a marché vers son téléphone. Il a pris le combiné d'une main mal assurée et a composé le 19.

"Allô! C'est moi qui ai violé et assassiné la petite Sandra."

Mon plan marchait à merveille.

"Vous trouverez son corps près du canal qui longe le jardin des Lilas. Venez me chercher, faites vite. J'habite au 102 rue Alphonse Daudet".

J'avais réussi. Mais déjà il m'échappait. Il arracha le téléphone dans un accès de rage, se tapa la tête contre les murs. Je jubilais. Puis il se rua vers la porte, descendit les escaliers quatre à quatre. Il ne comprenait pas ce qu'il lui arrivait. Il ouvrit la porte d'entrée de l'immeuble. C'était trop tard pour lui, les flics le stoppèrent net dans sa tentative de fuite désespérée. Je n'avais jamais songé être si content de voir arriver les flics. Et ils ont bien fait leur boulot. Garde à vue, interrogatoire, fouille de l'appartement, preuves à la pelle.

Le procès s'éternisait. Et c'était très pénible pour moi. Je ne pouvais lui faire avouer ses crimes que par intermittence, de façon saccadée. Il était encore plus perturbé qu'à l'accoutumée, ce qui rendait ma tâche bien plus difficile. Je voulais qu'il paie, et j'essayais, dans la mesure du possible de le faire percevoir comme un assassin, un monstre abject parfaitement conscient de ses actes, pas comme un malade mental qui a besoin de soins et d'un suivi psychologique. Pour lui, je préférais la prison dans toute sa rudesse à l'hôpital psychiatrique. Mais les médecins présents au procès n'en ont pas décidé ainsi. Vous n'en avez pas décidé ainsi.

Demain cela fera un an que je suis dans votre hôpital. Et j'ai besoin de votre aide. Il me bouffe. Lentement mais sûrement. Parfois je prends plaisir à ses pensées malsaines, j'accepte ses visions torturées, j'acquiesce à ses délires. Alors, il faut faire quelque chose pour lui, pour moi. Soulagez ma lutte incessante contre le monstre. Il m'aura fallu trois mois pour lui faire écrire ces mots. Voilà mon témoignage, qui, je l'espère vous aidera. Car il n'est pas victime, comme vous le dites d'un "dédoublement de la personnalité". Nous sommes bel et bien deux à partager cet environnement restreint qu'est ce corps que je renie. Il me reste de longues années à cohabiter. Et j'ai peur de devenir lui, peu à peu, sans m'en rendre compte, sournoisement. Mon plus grand malheur, finalement, aura été d'avoir survécu le jour où je suis mort.